11.

Quelques instants plus tard, fourbu et courbaturé, Carroll pénétrait dans le hall d’entrée vieillot et familier de sa maison du quartier de Riverdale dans le Bronx. Il accrocha machinalement sa veste à une patère fixée sous un totem antique – un Sacré-Cœur de Jésus à l’œil inquisiteur.

Enfin revenu de la guerre. Rideau, songea-t-il.

Il entra dans le salon d’un pas traînant et laissa échapper un vibrant soupir.

— Oh ! mon pauvre Arch. Il est presque onze heures et demie.

— Excuse-moi. Je ne t’avais pas vue, Mary K.

Mary Katherine Carroll était précieusement lovée à un bout du canapé. La pièce était baignée d’une lumière tamisée provenant d’une lampe allumée dans la salle à manger.

— T’as l’air d’un clodo cradingue du Bowery[7]… C’est du sang, là, sur ta manche ?

Elle se leva d’un bond.

Carroll baissa les yeux sur sa pitoyable manche déchirée. Il la tourna pour la regarder à la lumière émanant de la salle à manger. Il s’agissait bien de sang.

— Ne t’inquiète pas. Ce n’est pas le mien.

Mary Katherine fronça vivement les sourcils en s’approchant de son frère pour lui examiner le bras.

— Les méchants ont été amochés, si je comprends bien ?

Carroll sourit à sa « petite » sœur. Mary Katherine, vingt-quatre ans, la maîtresse de maison, la mère de substitution de ses quatre enfants, faisait la cuisine et la plonge, sans jamais se plaindre, le tout pour un salaire – « une bourse d’études » – de deux cents dollars par mois. Il n’avait malheureusement pas les moyens de la rémunérer davantage pour le moment.

— Plutôt, oui… Les enfants dorment ?

Soit, dans le désordre, Mary III, Clancy, Mickey Kevin et Elizabeth.

Adorables petits américains d’origine irlandaise, aux cheveux blond pâle et aux yeux bleus, ils étaient tous quatre dotés d’irrésistibles sourires et d’une grande vivacité d’esprit. Cela faisait maintenant près de trois ans que Mary Katherine s’occupait d’eux.

Depuis la disparition de Nora, l’épouse d’Arch, le 14 décembre 1982.

Après l’enterrement de Nora, après une ultime et douloureuse nuit dans leur vieil appartement new-yorkais, Carroll avait emménagé avec ses enfants et sa sœur dans la vieille maison de famille, à Riverdale. Celle-ci était restée fermée depuis la mort du père de Carroll et Mary Katherine, en 1981, un an après le décès de sa femme.

Mary Katherine en avait immédiatement redécoré l’intérieur. Elle s’était même aménagé un immense atelier de peinture inondé de lumière dans le grenier. À Riverdale, les enfants disposaient d’espace pour galoper et de bon air. Vivre là présentait des avantages certains.

Carroll avait néanmoins conservé leur ancien appartement à loyer plafonné sur Riverside Drive. Il lui arrivait même d’y séjourner lorsqu’il devait travailler le week-end à New York.

— J’ai plusieurs messages importants pour toi, lui annonça gaiement Mary K. Mickey a dit, je paraphrase, que tu travailles trop dur et que tu ne gagnes pas suffisamment de pépettes. Clancy m’a demandé de t’avertir que si, ce week-end, tu ne joues pas avec lui au base-ball – en vrai, pas en vidéo – tu es un homme mort. Là, en revanche, ce sont scrupuleusement ses paroles. Quoi d’autre ?… Ah ! oui, j’ai failli oublier. Lizzie a décidé de devenir danseuse étoile. Il y a des cours à l’école Joliere pour le semestre de printemps à partir de trois cents dollars.

— C’est tout ?

— Mary te fait un mégabisou et un câlin tout aussi gros.

— J’aime la simplicité de cette jeune femme. Dommage qu’elle ne puisse pas avoir six ans toute sa vie.

— Arch ? (Mary Katherine afficha soudain un air inquiet.) Tu es au courant de ce qui s’est passé à Wall Street ? Cet attentat à la bombe ?

Carroll acquiesça d’un signe de tête las. Il avait envie de refouler le problème Wall Street dans un endroit sombre et reculé de son esprit tant qu’il ne se sentirait pas prêt à y faire face.

Il se baissa et dénoua les lacets de ses baskets montantes, se débarrassa d’un blouson en satin décoloré arborant l’inscription Tollantine High School. Son épuisement avait cédé la place à une sorte de calme hébété et vaporeux.

Dans la grande salle de bains au premier étage, il ouvrit à fond les robinets de la baignoire. De la vapeur monta en tourbillonnant de la porcelaine blanche ébréchée et rayée vers le plafond. Il enleva le reste de sa répugnante tenue de clochard puis se tourna pour une rapide vérification devant le miroir.

Bien. Il faisait toujours environ son mètre quatre-vingt-huit, ferme, durable et robuste. Petite gueule agréable, plutôt banale mais attachante, comme celle d’un clébard affectueux que les gens font généralement rentrer chez eux sans rechigner lorsqu’il pleut.

Pendant que l’eau chaude coulait, Carroll, une serviette de bain autour des reins, redescendit à pas feutrés et laborieux au rez-de-chaussée et se rendit dans la cuisine, où il s’ouvrit une canette de Schlitz fraîche. Mary Katherine avait acheté des Schlitz, « pour changer ». En réalité, elle cherchait à lui faire réduire sa consommation d’alcool fort.

Carroll prit trois autres canettes fraîches et retourna dans la salle de bains, agréablement chaude et embuée. Se défaisant de sa serviette de bain, il entra lentement, voluptueusement, dans la baignoire.

Il commença à se détendre en sirotant une bière. Carroll recourait aux bains comme d’autres recourent à la psychothérapie : c’était sa façon de reprendre pied avec la réalité, de faire le tri. En outre, il n’avait pas les moyens de s’offrir autre chose que de l’eau chaude et du savon en guise de thérapie.

Il se mit à penser à Nora. Merde ! Comme chaque soir, quand il rentrait du boulot… C’était leur heure. Le vide qu’il éprouvait alors était insoutenable. Il battait en lui de façon lancinante, le laissant en proie à une profonde et terrible mélancolie.

Il ferma doucement les paupières et vit son visage.

Oh, Nora, adorable Nora. Comment as-tu pu mabandonner ? Comment as-tu pu me laisser tout seul, avec nos enfants, dans ce monde de dingues ?

Elle avait été la personne la plus remarquable qu’il eût jamais connue. C’était aussi simple, aussi élémentaire que cela. Ils avaient formé un couple parfait. Nora était chaleureuse, attentionnée et drôle. Le seul fait qu’ils se fussent trouvés avait persuadé Carroll que le destin existait probablement et que la vie n’était pas qu’une suite de hasards et d’emballements aléatoires.

Étranges voies que celles de la vie et de la mort.

Lorsqu’il était adolescent, durant toute sa scolarité, au lycée à New York puis à l’université (South Bend, Notre Dame), Carroll avait secrètement redouté de ne jamais rencontrer quelqu’un qui l’aimerait. C’était une angoisse étrange, et il lui arrivait parfois de s’imaginer que, tout comme certaines personnes naissent avec un don pour l’art ou la musique, lui avait reçu le don de solitude.

Puis Nora l’avait trouvé et cela avait été un pur enchantement. Elle avait découvert Carroll le deuxième jour, à la fac de droit de Michigan State. Carroll avait tout bonnement su aussitôt, dès leur premier rendez-vous, qu’il ne pourrait jamais aimer une autre femme ; qu’il n’en aurait jamais besoin. Il ne s’était jamais senti aussi à l’aise avec quelqu’un de toute sa vie.

À présent, Nora était partie. Cela faisait presque trois ans qu’elle s’était éteinte, dans le service de cancérologie du New York Hospital. Joyeux Noël à la famille Carroll Votre dévoué, Dieu…

« Je ne suis qu’une gamine, Arch », lui avait-elle chuchoté un jour, après avoir appris qu’elle était irrémédiablement en train de mourir. Elle avait trente et un an à l’époque, soit un an de moins que lui.

Carroll but doucement sa canette de bière insipide. Il avait une vieille chanson country dans la tête… « La bière qui a rendu Milwaukee célèbre a fait de moi un raté. » Depuis la mort de Nora, il se suicidait lentement mais sûrement. Il buvait trop, mangeait essentiellement des cochonneries, et surtout, il prenait des risques idiots dans son travail…

Il ne pouvait pas prétendre ne pas s’en rendre compte. Mais il ne parvenait manifestement pas à faire quoi que ce soit pour s’empêcher de dévaler la pente. Tel un skieur imprudent lancé sur les pistes verglacées les plus dangereuses, il semblait se moquer de tout…

Arch Carroll, un présumé coriace avec une réputation de cynique, était à présent allongé dans la baignoire, l’un des jouets en plastique de ses gosses flottant à côté de lui. Chacun de ses quatre enfants le ravissait et le stupéfiait. Alors pourquoi foutait-il tout en l’air de la sorte depuis quelque temps ?

Il fut tenté de les réveiller tout de suite. Pour sortir faire de la luge à minuit sur la pelouse derrière la maison. Pour jouer au base-ball avec Mickey Kevin. Pour enseigner à Lizzie comment faire un plié et devenir une petite ballerine prometteuse.

Arch Carroll tendit l’oreille… Il se passait quelque chose de bizarre…

Des voix lui parvinrent d’un autre endroit de la maison.

Une porte claqua.

Des pas dans le couloir. Les lattes du parquet grincèrent bruyamment.

Les enfants étaient levés ! Tout à fait ce qu’il me faut, songea-t-il en affichant un large sourire.

Il entendit frapper légèrement à la porte de la salle de bains.

Cela devait être Lizzie ou Mickey. S’ensuivraient bientôt des hurlements de mômes en Dolby stéréo et de gros rires incontrôlables.

— Entrez[8] Entrez tout de suite, bande de plaisantins ! lança-t-il.

La porte s’ouvrit, lentement ; Carroll joignit les mains, s’apprêtant à les asperger d’eau du bain.

Il réussit à réprimer son geste juste à temps.

L’homme qui apparut dans l’encadrement de la porte portait un imperméable noir London Fog, des lunettes à monture métallique, une chemise blanche et une cravate de VRP rayée. C’était la première fois que Carroll le voyait.

— Veuillez m’excuser, monsieur, fit l’homme.

— Oui ? Que puis-je faire pour vous ? s’enquit Carroll.

Le gusse avait tout d’un banquier ; peut-être un agent de change d’une société de courtage. Très classe, en tout cas :

— Pardonnez-moi de vous importuner et de troubler ainsi votre intimité. Je dois vous demander de vous habiller et de venir avec moi, monsieur Carroll. Le Président veut vous voir. Maintenant.

Vendredi Noir
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